Quel Etat pour Israël aujourd’hui et demain? La question de l’identité au coeur du débat politique
En écho à la campagne électorale qui vient de s'achever dans l'incertitude, je publie ici la conclusion de mon dernier livre, Israël le rêve inachevé. Elle traite de la question de l'identité d'Israël, question qui était sans doute l'enjeu essentiel de ces élections et que j'aborderai demain soir à 20H00, dans une conférence au Farband, sous l'égide de la Loge Ben Gourion du Bnai-Brith, sur le sujet "Israël a-t-il vocation à être un Etat juif?". P.L.
La question de l’identité d’Israël est à la fois très actuelle et très ancienne : elle remonte aux origines mêmes du projet sioniste moderne, dont elle constitue un aspect fondamental. La crise de l’Ouganda, dont nous avons décrit les tenants et les aboutissants, a constitué à cet égard une « crise d’adolescence » du sionisme politique, qu’elle a placé devant un dilemme crucial : à travers le choix tactique entre l’asile de nuit de l’Ouganda et l’objectif final d’Eretz-Israël, c’est la question de l’orientation essentielle du sionisme – au sens géographique, mais aussi spirituel – qui s’est posée dans toute son acuité dramatique. Mais le choix en faveur de la terre d’Israël n’a pas résolu de manière définitive la question ; il n’a fait que la repousser. Celle-ci ressurgit en effet régulièrement et continue depuis lors d’agiter le débat interne sioniste, puis israélien, jusqu’à nos jours.
Cette interrogation cruciale, qui traverse toute l’histoire moderne d’Israël, dépasse pourtant de loin les enjeux politiques quotidiens du mouvement sioniste, du Yichouv puis de l’État d’Israël après 1948. Elle prend tantôt l’aspect d’une question culturelle (celle de la culture juive profane, que les premiers théoriciens du sionisme entendaient créer), tantôt celui d’une question linguistique (la langue de l’État juif sera-t-elle l’hébreu ou l’allemand, comme l’avait envisagé un temps Herzl?), parfois encore celui d’une question religieuse et politique (quelle place doit être dévolue à la religion juive au sein de l’État?). Mais en réalité, sous ses formes multiples et diverses, c’est au fond la même question qui se pose toujours : celle de l’identité de l'État et du peuple d’Israël. On la retrouve tant chez Herzl que chez Ben-Yehuda (dont le premier article, qui s’intitulait de manière éloquente, « Une question importante », portait sur la résurrection de la nation juive), tant chez Ben Gourion (lecteur assidu de la Bible et d’Homère) que chez Jabotinsky (lui aussi nourri à la double source de la culture juive et européenne).
Les nécessités impérieuses de l’heure, qui ont souvent imposé l’ordre du jour des dirigeants du mouvement sioniste, puis de ceux du Yichouv et de l’État d'Israël, n’ont jamais totalement fait disparaître cette question essentielle. En réalité, celle-ci a souvent été déterminante dans leurs choix, tout autant, sinon plus que les considérations de Realpolitik. N’est-ce pas ce que les délégués sionistes russes ont voulu signifier à Herzl, lorsqu’ils ont pris avec une ostentation sincère le deuil de Sion, lors du Congrès sioniste de Bâle en 1903? La nécessité de l’auto-défense, et plus tard celle de l’édification d’une armée juive, sont apparues comme une tragique évidence aux yeux des différents témoins, sionistes ou non, du terrible pogrome de Kichinev. C’est à partir de cet événement que le jeune Jabotinsky a élaboré la dimension militaire du sionisme, absente de la doctrine du fondateur du sionisme politique.
Jabotinsky
Mais, en même temps que son combat pour la création d’un bataillon ou d’une Légion juive, qui a occupé Jabotinsky entre 1914 et 1940, jusqu’à son dernier souffle, celui qu’on a souvent décrit de manière caricaturale comme un militariste pur et dur n’a en réalité jamais négligé la dimension culturelle du sionisme. Il a notamment consacré de nombreux articles et discours au problème de l’enseignement de l’hébreu en diaspora - rédigeant un atlas, élaborant une méthode d’apprentissage de « l’hébreu facile » ou défendant une écriture hébraïque en caractères latins ! Mais il s’est aussi interrogé sur la question de l’identité en décelant, derrière la crise de l’éducation vécue par sa génération (arrivée à l’âge adulte au tournant du vingtième siècle), une interrogation essentielle sur le but ultime de l’enseignement juif. Aux yeux de Jabotinsky, ce dernier devait en effet opérer un virage à cent quatre-vingt degrés : si, pendant la période de la Haskala, il visait à fondre les juifs dans l’humanité (selon le modèle de l’émancipation-assimilation), à son époque, il s’agissait non plus de faire des Juifs des hommes à part entière, mais de leur permettre de rester juifs…
On mesure combien le diagnostic établi par Jabotinsky il y a plus d’un siècle était, sur ce point comme sur d’autres, en avance sur son temps. Car c’est précisément dans ces termes que se pose aujourd’hui le débat scolaire et culturel en Israël ! Faut-il permettre aux jeunes Israéliens de devenir avant tout des hommes éclairés et des bons « citoyens du monde » (thèse défendue par les tenants de l’éducation humaniste), ou bien mettre plutôt l’accent sur le contenu spécifiquement juif de l’enseignement? La question est évidemment politique, et on sait que les coalitions en Israël se font et se défont souvent autour des questions de l’enseignement, de l’armée et du respect du shabbat dans l’espace public : en d’autres termes, autour de la question de l’identité.
Le sujet par lequel nous avons choisi de clore ce livre, celui du Mont du Temple, est emblématique à cet égard, car il constitue la pierre de touche du sionisme politique et l’un des sujets les plus brûlants du débat interne à Israël aujourd’hui. Plusieurs des pères fondateurs du sionisme et de l’État juif - Herzl, Jabotinsky ou Avraham Kook - partageaient, au-delà de leurs conceptions très différentes de l’État et de la place que la tradition juive devait y occuper, une conception commune de la nécessité de reconstruire le Temple de Jérusalem, symbole et centre de l’existence juive renouvelée en terre d’Israël. Ainsi, dans son roman programmatique Altneuland, Theodor Herzl imagine et décrit avec une précision étonnante la ville sainte, capitale du futur État juif. La lecture de ce roman de politique fiction écrit en 1902 montre que l’État envisagé par Herzl était marqué par une double influence occidentale et juive, qui s’exprime notamment dans les deux édifices qu’il envisage au cœur de la Nouvelle Jérusalem, capitale du futur État juif : le Palais de la paix et le Temple.
Si le Palais de la Paix exprime la dimension universaliste très présente chez Herzl, et ses conceptions progressistes marquées par l’optimisme caractéristique du dix-neuvième siècle (que l'on peut rapprocher de celui d’un Jules Verne), le Temple exprime la continuité juive et l’enracinement de l’État juif dans l’histoire et la tradition juive bimillénaire. Altneuland est ainsi, conformément à son titre, un pays à la fois ancien et nouveau. L’extrait suivant permet d’apprécier la place que Herzl attribue au Temple dans la Jérusalem reconstruite :
« Ils étaient montés directement de Jéricho au mont des Oliviers, d’où le regard embrasse un vaste panorama circulaire, qui incite au rêve. Jérusalem était restée la Sainte. Elle resplendissait toujours des monuments érigés dans ses murs par les religions au cours des siècles et par des peuples divers. Mais quelque chose de neuf, de vigoureux, de joyeux s’y était ajouté : la vie ! Jérusalem était devenu un corps gigantesque et respirait. La vieille ville, ceinte de ses murailles respectables, n’avait que peu changé, pour autant qu’on pouvait en juger du haut du mont. Le Saint-Sépulcre, la mosquée d’Omar, les coupoles et les toits de jadis étaient les mêmes. Toutefois, mainte merveille les complétait. Le palais de la Paix, par exemple, un vaste édifice neuf, étincelait au soleil. Un grand calme régnait sur la vieille ville.
Hors les murs, Jérusalem offrait un autre spectacle. Des quartiers neufs avaient surgi, traversés de rues plantées d’arbres, une épaisse forêt de maisons entrecoupée d’espaces verts, où circulaient des tramways électriques, des boulevards et des parcs, des écoles, des bazars, des bâtiments publics somptueux, des théâtres et des salles de concert. David nomma les bâtiments les plus importants. C’était une métropole du vingtième siècle.
Mais on ne pouvait détacher son regard de la Vieille ville, au centre du panorama. Elle s’étendait de l’autre côté de la vallée du Kidron, dans la lumière de l’après-midi, et une atmosphère de solennité flottait sur elle. Kingscourt avait posé toutes les questions possibles, et David y avait répondu. Mais quel était ce palais gigantesque, blanc et or, dont le toit reposait sur des colonnes de marbre, sur une forêt de colonnes à chapiteaux dorés ? Friedrich ressentit une profonde émotion quand David répondit : ‘C’est le Temple’…
Ainsi, le fondateur du sionisme politique décrit une Jérusalem moderne, métropole du vingtième siècle reconstruite autour du Temple et du Palais de la paix, symbolisant la double aspiration à la continuité et au renouveau, à la perpétuation de la tradition juive et à l’ouverture vers l’universel qui doivent toutes deux guider, selon Herzl, le projet sioniste. Cette idée apparaît également dans un paragraphe de son livre L’État juif consacré à l’architecture : « La nature même de la région inspirera le génie aimable de nos jeunes architectes… Le Temple continuera d’être bien visible, puisque seule l’ancienne foi nous a maintenus ensemble ». Dans son Journal également, il évoque en ces termes sa visite à Jérusalem en 1898 : « A travers la fenêtre, je contemple Jérusalem qui s’étend devant moi. Même délabrée, c’est toujours une belle ville. Quand nous nous y installerons, elle redeviendra peut-être une des plus belles villes du monde ».
Cent-vingt ans après la visite en Terre Sainte du fondateur du mouvement sioniste, la prophétie de Zeev Binyamin Herzl s’est accomplie. L’État juif est une réalité, et Jérusalem est effectivement devenue une ville moderne, qui s’étend bien au-delà de la Vieille Ville et des ruelles malodorantes qu’il a parcourues à l’automne 1898. Loin de s’abandonner au sentiment de désespoir que la vue de la ville sainte dans sa désolation avait suscité en lui, Herzl a su décrire et imaginer ce qu’elle pourrait devenir, dans le futur État juif à la construction duquel il a donné sa vie. « Ce pourrait être une cité comme Rome et le Mont des Oliviers offrirait un panorama comparable à celui du Janicule. Je sertirais comme un écrin la Vieille Ville avec tous ses restes sacrés. Sur le flanc des collines, qui auraient verdi par notre labeur, s’étalerait la nouvelle et splendide Jérusalem ».
L’État d’Israël lui-même, ce « corps gigantesque » qui respire et qui vit, pour reprendre l’image de Herzl, ressemble beaucoup aujourd'hui au pays imaginé par celui-ci dans Altneuland et dans l’État juif, mélange de tradition et de modernité, au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Jérusalem, ville où ma mère est née en 1928 et où j'habite depuis plus de vingt-cinq ans, est bien devenue une des plus belles villes du monde, comme l'avait prédit Herzl. Depuis le quartier où je vis, on peut apercevoir en même temps, en regardant vers le Sud, les murailles de la Vieille Ville et l'emplacement du Temple et, en portant le regard vers l'Ouest, à l'horizon, le pont des cordes, gigantesque monument qui orne depuis dix ans l'entrée de la ville nouvelle, œuvre de l'architecte espagnol Santiago Calatrava. J'aime ce pont ultra-moderne qui s'intègre pourtant parfaitement dans le paysage de Jérusalem, avec ses cordes évoquant la harpe du Roi David et sa pointe tendue vers le ciel. Il est, à l'image de notre capitale et de notre pays, à la fois futuriste et ancré dans la tradition, ouvert sur l'avenir sans renier le passé.
Le piéton qui emprunte le pont en venant du Palais de la Nation, à l'entrée de la ville, peut enjamber en quelques minutes plusieurs artères très fréquentées, et rejoindre le quartier de Kyriat Moshé, bastion du sionisme religieux. En levant les yeux au ciel, le regard est attiré par les immenses cordes métalliques qui s'élancent vers les hauteurs. Au crépuscule – qui n'est jamais un moment de tristesse, car il marque dans la tradition juive le début d'un jour nouveau – on peut voir scintiller les premières étoiles, au-dessus de l'armature immense du pont. Celui-ci ressemble alors, dans la nuit tombante, à un navire géant qui vient de jeter l'ancre à Jérusalem, ville de montagne bâtie en bordure du désert, « ville portuaire sur les rives de l'éternité » (Yehouda Amihaï). Les Juifs venus du monde entier descendent sur le quai de la Ville sainte, unis dans l'allégresse et dans l'espoir, chacun ajoutant sa voix à la partition encore inachevée du rêve d'Israël devenu réalité.
(Extrait d'Israël, le rêve inachevé, éditions de Paris 2018)
La Loge Léon Blum-Judaïsme Pluriel
est heureuse de vous convier à une
CONFERENCE DEDICACE
Pierre Lurçat
Avocat, essayiste et auteur de 6 ouvrages
« Israël a-t ’il vocation à être un Etat Juif ? »
le Jeudi 19 septembre 2019 à 19h30
Le Farband
5 rue des Messageries – 75010 Paris (M° Poissonnière)
PAF : 10 €
Pot de l’amitié
Réservation indispensable !
Email : colette.arfi@orange.fr ou tél : 06 87 44 70 16