Prague 1951 : dans l'ombre du procès Slansky, Par Liliane Lurçat
J'ai eu la chance, ou la malchance, de me trouver souvent au mauvais endroit et au pire des moments : on appelle cela les hasards de la vie. Cela m'a permis de voir des choses qui ont déterminé ma vie, sans comprendre, sur le moment, la signification de ce que je vivais, dont la portée m'échappait totalement et pour longtemps encore.
J'étais jeune, étudiante en psychologie, mère d'un petit Olivier âgé de 17 mois, épouse d'un étudiant en philosophie. Sans un sous, nous étions en quête de travail. On nous proposa alors d'aller à Prague.
On devait déménager le siège du Conseil Mondial de la Paix dans cette ville. Ce mouvement d'obédience communiste, se trouvait jusque-là à Paris.
A l'époque, comme beaucoup d'étudiants un peu paumés dans la Sorbonne, je m'étais inscrite au parti communiste qui recrutait parmi les étudiants. Le parti communiste se glorifiait d'être le « parti des fusillés » pendant la résistance.
J'étais candide, sans méfiance, fâcheux défaut bien connu de ma mère qui me disait : « reste assise sur ton c... il ne t'arrivera rien » (ça sonne mieux en Yiddish).
Si j'avais obéi, ma vie aurait été sûrement différente et je ne raconterais pas mes mésaventures tchèques.
La fédération de Paris du Parti communiste Français nous demanda de remplir une biographie. Parmi les questions : « Avez-vous voyagé ? » j'ai répondu : « mon dernier voyage date de mes quatre ans, nous sommes retournés en Palestine en 1932, mais mon père s’est retrouvé au chômage et nous avons dû rentrer en France »
« Bête et disciplinée » selon la formule de mon amie Rachel, j'ai rempli ma « bio » en rajoutant ce qui n'était pas demandé et qui constituait une bombe à retardement, le nom de mon frère Ménahem officier de l'armée d'Israël.
La Tchécoslovaquie était alors en pleine ébullition. Une ambiance de terreur règnait à Prague. Dans l'hôtel où nous logions, le personnel était effrayé et mutique.
On nous emmenait en groupe participer à la vie politique : discours en coréen pendant une heure et demie, traduction en tchèque d’une durée identique. Après ça, on se sentait informés, mais de quoi ?
Le jour de notre arrivée tous les magasins d'alimentation étaient fermés pour deux jours. Le prétexte invoqué était celui d'un inventaire national pour connaitre l'état dans lequel se trouvait le pays.
Nourrir un enfant de 17 mois qui pesait 11 kg était un problème insoluble, d'autant que le salaire de mon mari suffisait tout juste à payer la chambre et deux repas un pour lui, un demi pour Olivier, un demi pour moi.
Quand Olivier ne pesa plus que dix kilos, je l'ai renvoyé à sa grand-mère à Paris. Il risquait de laisser sa peau à Prague. Il vaut mieux vivre de l'autre côté du rideau de fer que de mourir en République démocratique.
J'ai alors demandé à travailler. A quoi pouvait-on m'occuper ? C'était un autre problème insoluble... J'étais considérée comme quelqu'un de dangereux qui n'aurait jamais du venir.
A l'époque le procès Slansky était à l'ordre du jour. C'était le dirigeant juif du pays coupable d'avoir aidé Israël. Je n'en savais rien.
On m'a d'abord mise à l'ascenseur comme fille d'ascenseur, en compagnie d'un vieux juif terrorisé.
Et puis j'ai tourné la ronéo. J'avais les adresses de tous les correspondants clandestins de par le monde. Tâche mécanique certes, mais hautement responsable.
Ce qui me rendit philosophe : « et en plus ils sont cons… ». Je faisais des progrès.
Un grand responsable arriva de Paris. Laurent Casanova, membre du Bureau politique du PC, auteur de la classification des sciences en « sciences bourgeoises » et «sciences prolétariennes ».
C'est lui qui me convoqua : il me demanda ce que je faisais à Paris. Je lui répondis : « J'étais étudiante en psychologie et on m'a dit que c'était une science bourgeoise ».
Sa réponse : « Retournez à Paris et faites de la psychologie ». J'ai encore obéi.
Par hasard il y avait un poste de technicienne à mi-temps à pourvoir auprès du professeur Henri Wallon. On m’a choisie parmi plusieurs candidats. Mon avenir était écrit. Mais je n'en savais rien.
Slansky, lui, a été pendu.
Liliane Lurçat
Le vieux cimetière juif de Prague
N.d.R. Le procès Slansky, qui aboutira aux "aveux" du dirigeant communiste tchèque Rudolf Slansky et à sa condamnation à mort, est le pendant de l'affaire du "complot des Blouses blanches" qui se déroule à la même époque en URSS. Au-delà de l'aspect politique intérieur et de la rivalité au sein du parti communiste, c'est l'antisémitisme qui en est le mobile principal. Cette affaire inspirera le fameux livre d'Artur London, L'aveu, adapté au cinéma par Costa Gavras.