Marc Chagall et les Juifs (I) - Avec Chagall, de Paris à Jérusalem
Mon récent post "Quand Chagall peignant Notre-Dame" a suscité quelques réactions d'étonnement, qui m'amènent à mettre en ligne cet article que j'avais consacré au grand peintre juif à l'occasion d'une exposition parisienne. J'y aborde le sujet complexe de la relation que Chagall entretenait avec son judaïsme, sur lequel je reviendrai. Moadim le-Simha!
Le ‘hasard’ a voulu que je visite récemment deux expositions consacrées à l’œuvre de Marc Chagall : la très belle exposition « Chagall entre guerre et paix », qui se tient au musée du Luxembourg, à Paris (jusqu’au 21 juillet 2013) ; et l’exposition permanente des tapisseries de Chagall à la Knesset, à Jérusalem. Deux visages différents de l’artiste et de son œuvre y apparaissent.
Marc Chagall (Vitebsk 1895 – Saint-Paul de Vence 1985) est un des artistes juifs les plus connus aujourd’hui, au point que la plupart des artistes juifs contemporains s’en inspirent, délibérément ou non. Beaucoup de ses œuvres sont familières à tout un chacun, même à celui qui ne les connaît que par les reproductions.
Les nombreuses œuvres exposées au musée du Luxembourg (une centaine), sont disposées selon l’ordre chronologique, ce qui permet de suivre l’évolution de l’inspiration de Chagall, de la période de formation en Russie à ses années parisiennes (1910-1914), puis son retour en Russie et ses pérégrinations jusqu’à la guerre, et après. Les œuvres des années 1930 et 1940 occupent une place importante dans l’exposition.
On ne peut manquer d’être frappé par la présence quasi-constante de Jésus dans ses tableaux évoquant la Shoah et les pogromes en Russie, et notamment dans les fameuses Crucifixions. Je connaissais certes le thème de la Crucifixion chez Chagall, en particulier grâce à Chaïm Potok, qui s’est inspiré de la vie de Chagall pour créer son merveilleux personnage d’Asher Lev.
Mais rien ne vaut la rencontre en grandeur nature avec l’œuvre peinte : on reste ébahi devant tant d’audace et de force créatrice. (Je comprends au passage le scandale qu’ont pu susciter ces tableaux de Chagall, car ils sont tellement puissants ! Et j’en ai retrouvé un faible et dérisoire écho dans les réactions indignées lorsque j’ai publié sur ma page Facebook quelques-unes des Crucifixions).
Dans son magnifique livre autobiographique (Ma vie, paru chez Stock en 1972), Chagall évoque sa relation avec le fondateur du christianisme, dans le beau récit qu’il fait de sa rencontre avec le Rebbe Rashab (le rabbi Chalom Dov Beer Schnéerson de Loubavitch) :
« A la campagne, où nous passions l’été, habitait aussi le grand rabbin Schnéersohn. Les habitants de tous les environs venaient le consulter. Chacun avec ses peines.
Les uns voulaient éviter le service militaire et venaient lui demander conseil. Les autres, chagrins de n’avoir point d’enfants, imploraient sa bénédiction. Certains, embarrassés d’un passage du Talmud, sollicitaient des explications…
Mais certainement, sur les listes de ses visiteurs, ne s’était jamais inscrit un artiste… Enfin, mon tour venu, la porte s’ouvre devant moi et, poussé par cette fourmilière d’hommes, je me trouve dans un vaste salon vert.
Au fond, une longue table encombrée de notes, de feuillets, de requêtes… Le rabbi seul est assis. Une bougie flamboie. Il parcourt la note.
Le "Rashab" : Rabbi Chalom Dov Ber Schneerson
« Ainsi, tu voudrais aller à Pétrograd, mon fils ? Tu trouves que vous y serez bien ? Soit, mon fils, je te bénis. Vas-y.
- Mai, Rabbi, dis-je, j’aimerais mieux rester à Vitebsk. Là, vous savez, habitent mes parents et ceux de ma femme…
- Eh bien, mon fils, puisque tu préfères Vitebsk, je te bénis, vas-y ».
J’aurais voulu m’entretenir plus longtemps avec lui. Tant de questions me brûlaient la langue. Je voulais lui parler de l’art en général, et du mien en particulier. Peut-être m’insufflerait-il un peu d’esprit divin. Sait-on ?
Et lui demander si le peuple Juif est bien l’élu de Dieu, comme il est écrit dans la Bible. Et savoir, en outre, ce qu’il pensait du Christ, dont la blonde figure depuis longtemps me troublait ».
Heureusement pour lui (et pour nous), Chagall n’a pas demandé au Rebbe ce qu’il pensait de son art… Car qui sait quelle aurait été sa réponse, et si elle n’aurait pas entraîné une perte irrémédiable pour l’art !
Quelques semaines avant cette visite au musée du Luxembourg, j’avais (re)découvert un autre visage de Chagall, moins tourmenté et plus facile d’accès : celui que présentent ses immenses tapisseries exposées dans la Knesset, à Jérusalem, que j’ai visitée récemment avec une excellente guide qui n’était autre que ma fille Sarah.
Aux personnes mal informées, qui croient que Chagall aurait rejeté le judaïsme ou aurait pratiqué une quelconque forme de syncrétisme, je conseille d’aller voir ses tapisseries à Jérusalem. Il n’est pas anodin que ce soit précisément à lui, l’artiste juif qui n’avait jamais projeté (à ma connaissance) de s’installer dans notre patrie retrouvée, que le jeune Etat d’Israël ait demandé * d’orner de son œuvre le Parlement, centre vivant de la démocratie juive renaissante.
On ne saurait résumer en quelques lignes le riche contenu de ces tapisseries ; mais une chose est certaine : Chagall, mieux que tout autre artiste juif au vingtième siècle, a su illustrer le destin de notre peuple à l’époque qui va de la Shoah à la Renaissance (« mi Shoah li-téqouma »). Il est mort le 28 mars 1985, à l'âge de 97 ans.
(…) Mon peuple, c’est pour toi que j’ai chanté
Qui sait si ce chant te plaît
Une voix sort de mes poumons
Toute chagrin et fatigue
C’est d’après toi que je peins
Fleurs, forêts, gens et maisons
Comme un barbare je colore ta face
Nuit et jour je te bénis (6)
* Par l’intermédiaire du président de la Knesset, Kadish Louz. Il est notoire que la demande officielle ne précisait pas que l’œuvre devait avoir un sujet juif ou lié à l’Etat d’Israël, et que c’est l’artiste lui-même qui choisit de faire une œuvre profondément juive et sioniste (précisions apportées par Sarah Nisani).